Christine Bernard: la Mémoire au coeur
Rencontrer Christine Bernard, c'est entendre une histoire de Mémoire. Une plongée dans le passé de sa famille au coeur des évènements de la Seconde Guerre mondiale. "J'ai été fusillée ma chérie", est le titre singulier de son ouvrage préfacé par Annette Wieviorka. Une réponse que Yola, sa maman, lui fit alors qu'elle n'avait que 12 ans. Des paroles qui transformèrent sa vie personnelle en une quête de soi et de ses origines. Une histoire à la fois vibrante et poignante qui nous est transmise. Interview.
Varsovie, août 1944. Yola, la maman de Christine a 15 ans et est fusillée d'une balle dans la tête par des ukrainiens au moment de l'insurrection de la capitale polonaise. Jamais, elle n'aurait dû en réchapper. Le destin en décida autrement et Yola grièvement blessée retrouve son père, après guerre, mais garde des séquelles à vie. Sans connaître son histoire, sa fille finit par lui poser des questions, lui demandant pourquoi elle n'ouvrait que très peu la bouche "Je l'observais depuis très longtemps, raconte Christine. Je voyais bien que, par rapport aux autres mamans, elle ne faisait pas les mêmes choses. Elle ne croquait jamais dans une pomme et manger une cerise nécessitait de la couper en quatre. Quand elle me dit "J'ai été fusillée ma chérie", de façon cinglante en réponse à ma question, je me suis tue. Pour moi, ce fut un choc; pour elle, c'était plus de l'ordre de la banalité. Comme beaucoup de rescapés de cette période, ce qui leur était arrivé était réduit à quelque chose qui n'était plus important." Une réponse qui mena l'adolescente à s'interroger: "Pourquoi ? Y-a-t-il des traces ? En parallèle à son histoire, raconte Christine, il y avait le mystère de la disparition de ma grand-mère, Félicie. Je me suis mise à chercher dans trois tonnes de bouquins sur les camps espérant trouver une trace. Utopique et sans doute introuvable. C'est ainsi que j'ai appréhendé l'histoire de la Shoah."
UNE ENFANCE AU COEUR DE LA GUERRE
"Yola, ma mère est née à Lodz en 1929, confie Christine, dans une famille bourgeoise appartenant à l'intelligentsia polonaise. Elle a un frère, Jean. Son père, Léopold est gynécologue-obstétricien et a sa propre clinique. Ancien militaire, son statut social est élevé, leur vie très confortable. Ma mère est baptisée comme mon oncle. A Lodz vit aussi une importante communauté juive." (ci-contre, Yola en 1939)
En 1939, Hitler envahit la Pologne et Varsovie est bombardée dès le 1er septembre. "Ce n'est pas le cas de Lodz, explique Christine. La communauté allemande était à hauteur de 30%. L'idéologie de l'espace vital des nazis a été de vider de la ville des polonais, exterminer les juifs et mettre les allemands à leur place. A l'époque, la ville était très cosmopolite et des ukrainiens, des russes y vivaient aussi. On y parle plusieurs langues et tout le monde s'entend bien. Les allemands expulsent donc les polonais et mes grands parents se retrouvent en camp de transit. Ils n'étaient pas internés mais subissaient beaucoup d'interdictions, étant considérés comme des êtres inférieurs. Ils décident alors de partir vers Varsovie. Ils trouvèrent une location et les temps devinrent difficiles. L'étau se resserrait autour des Juifs avec l'ouverture du ghetto et les polonais essayaient de survivre. Il est vrai qu'on évoque souvent l'antisémitisme des polonais mais même s'il est ancestral, approcher des juifs est, à l'époque, un danger de mort."
En menant des recherches à partir du récit de sa mère, Christine découvre un témoignage fort et les activités de résistance de son grand père: "Il a combattu et fut blessé plusieurs fois pendant l'insurrection de Varsovie en 1944 mais ses absences répétées dont me parlaient ma mère étaient d'un autre ordre: Léopold est resté cinq mois dans le ghetto pour soigner les habitants, comme il l'a témoigné dans un écrit officiel après guerre."
Il doit se cacher en sortant du ghetto. Hébergé mais dénoncé, Léopold est arrêté tout comme son épouse Félicie. "Interrogés tous deux à la Gestapo, confie Christine, mon grand-père passe devant un médecin allemand qui le découvre circoncis. Ils discutent et mon grand-père explique qu'il a été opéré à cause du typhus. Il est libéré. Mais la Gestapo ne laisse pas sortir Félicie qui est internée en décembre 1943. Après l'insurrection du ghetto de Varsovie en avril 1943, des prisionniers étaient extraits de la prison pour être fusillés dans la forêt puis dans les ruines du ghetto. C'est le lieu où elle fut, a priori, assassinée avec de nombreux autres. "
1943 "année noire" avec la disparition de Jean, le frère de Yola, entré en résistance. "Il eut la mauvaise idée de se réunir, deux fois au même endroit". Dénoncé, il fut arrêté et assassiné. "1944, marque une nouvelle tragédie pour Yola. Elle a 15 ans. Fusillée avec d'autres camarades, elle reçoit une balle dans la nuque. La blessure est mortelle, mais la trajectoire de la balle est déviée traversant la mâchoire pour sortir par l'arête du nez. Miraculeusement, elle se relève et après de nombreux soins retrouve son père après la guerre (photo ci-contre)
DE HASARDS EN DECOUVERTES, LA TRANSMISSION
En 2017, Christine part avec sa fille Emily qui veut découvrir Varsovie "Je cherche des signes, écrit Christine dans son livre, même si j'ignore quoi". "C'est le hasard qui nous guide, confie-t-elle et ma fille qui me pose beaucoup de questions. On se sentait chez nous mais dans une ville cimetière qui porte encore de nombreux stigmates de la guerre. A la prison dont il reste peu de choses, nous demandons à l'entrée et une personne nous conduit dans un bâtiment, sort un dossier au nom de ma grand-mère. Et nous découvrons la date de son assassinat. J'étais bouleversée.
"A ce moment, Christine pense sa quête terminée et l'histoire transmise à sa fille. En 2020, de nouveaux signes appellent Christine sur ses origines. "Je rencontre dans le cadre de mon travail à France Culture, Gilbert Beaubatie, éditeur de Mille Sources, spécialiste de la Résistance mais sur un sujet totalement différent. Il découvre mon histoire, me propose d'écrire un article juste avant le confinement. Nous allons beaucoup discuter pendant cette période. Son fils, Yannick, professeur de philosophie à Tulle me propose d'écrire un livre sur mon voyage avec Emily. Je rencontre Jean-Yves Potel qui m'interroge sur mon grand-père qui, pour moi, n'était pas un mystère.
Il m'invite à me renseigner. En allant sur Google, je découvre alors de vieux annuaires, l'adresse de la clinique. Et un document en polonais signé de Yad Vashem. Je les contacte par Karen Taieb du Mémorial de la Shoah à Paris et en 48 heures, je découvre le rapport de Léopold, témoignage après guerre qu'une association de médecins lui avait demandé d'écrire à propos de ce qu'il avait vu dans le ghetto. Une amie me traduit le texte par téléphone. Je suis assommée. Je découvre alors qu'il est juif et retrouve grâce à des visuels d'époque, ce qu'il a vu. Toutes les images du ghetto, je les vois désormais à travers les yeux de mon grand-père que j'ai connu mais qui n'en a jamais parlé. La force du silence et du secret ont été très puissants." Et à cet instant, Christine découvre sa judéïté. "Au fond, je l'ai toujours su", confie-t-elle.
Lorsqu'on lui demande en quoi le témoignage livré sur les origines de sa famille est un symbole de transmission et peut être universel, elle explique: "Nous ne sommes pas immortels, il faut laisser une trace. C'est universel parce que je pense que nombreuses ont été les familles à vivre ces drames. C'est universel aussi car cela parle de racisme, d'antisémitisme qui sont toujours d'actualité. Il ne faut jamais cesser de témoigner, continuer à porter ce message d'Histoire pour les générations à venir. Il faut que les jeunes n'oublient jamais que l'Homme a été capable du pire et en est toujours capable."
Propos recueillis par Marie-Hélène Abrond
Photos collection personnelle Christine Bernard
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